Debates

Peer Gynt vu par Solveig


À quoi ressemble l’épopée nationale norvégienne vue à travers les yeux de Solveig?
Quelle est l’histoire de celui qui attend?
Waiting (Solveig (L’Attente)) par Karl Ove Knausgård et Calixto Bieito. Video design: Sarah Derendinger.

Par Anders Beyer

Le librettiste Karl Ove Knausgård et le metteur en scène Calixto Bieito ont créé une Solveig d’aujourd’hui. Le thème de Waiting (Solveig (L’Attente)) est la solitude inéluctable de l’être humain et de ces petits détails et événements qui composent notre existence.

“Himmelshoch jauchzend, zum Tode betrübt” (Exulter jusqu’au ciel, triste à en mourir) est un vers du poème dramatique Egmont de Goethe. Les écrits de Karl Ove Knausgård vivent et respirent quelque part entre les polarités de l’exaltation d’une part et les trivialités du quotidien d’autre part, sur fond de détresse et de mélancolie. Son texte Les Oiseaux du ciel, écrit pour Waiting, n’y fait pas exception. Au premier abord, le court récit de Knausgård est très simple, presque banal pourrait-on dire, même si Søren Kierkegaard en est le motif récurrent et la ligne directrice.

La nouvelle Les Oiseaux du ciel fut commandée comme le livret d’une œuvre qui engagerait un dialogue avec Peer Gynt d’Ibsen. Mais, cette fois, ce n’est pas Peer qui est au cœur de l’action, mais Solveig – non la Solveig telle que représentée dans le drame d’Ibsen, mais un personnage féminin de notre temps inspiré de la Solveig d’Ibsen, comportant certaines de ses qualités, en particulier sa capacité à donner. Nul autre mieux que Calixto Bieito ne pouvait introduire la production de Waiting:

“Après avoir mis en scène Peer Gynt et quelques années plus tard l’opéra Hanjo de Toshio Hosokawa sur un livret de Yukio Mishima, je fus complètement fasciné par les deux personnages féminins, Solveig et Hanako, une geisha. Toutes deux, après avoir été abandonnées par leur homme, attendant éternellement. Je fus intrigué non seulement par leur déception et leur désespoir, mais aussi par l’amour profond, la ténacité et la persévérance des deux femmes. L’idée de cette production naquit il y a des années d’un amour profond pour Solveig et Hanako, deux personnages, dans mon esprit, profondément humains et faits de chair et de sang.”

La production revêt la forme d’une ‘passion’ symphonique au double sens du terme: un conte sur l’acceptation de la souffrance et sur l’engagement passionné.

La production revêt la forme d’une ‘passion’ symphonique au double sens du terme: un conte sur l’acceptation de la souffrance et sur l’engagement passionné. Elle est basée sur le Peer Gynt de Grieg, deux suites pour orchestre et solistes, et des chœurs a cappella du même compositeur. Il n’y a qu’une soliste, Solveig.

Knausgård eut carte blanche pour la rédaction du livret. Le résultat est une brève nouvelle sur une saga familiale. Le personnage principal, appelé Solveig, que nous associons à juste titre au personnage féminin d’Ibsen, travaille dans le secteur de la santé, prend soin de sa vieille mère et est confrontée à la grossesse de sa fille, toute jeune. Le mari de Solveig est absent. Les trois femmes attendent: la plus âgée attend la mort, la plus jeune son enfant et Solveig est elle-même dans une relation d’attente avec chacune d’elles. Ce sont trois façons d’attendre.

Mais Solveig ne se contente pas d’attendre, elle donne: elle donne et donne encore. Pour Knausgård, il n’existe aucune limite pour qui donne: donner est une activité sans bornes. Dans une interview à paraître dans le Norsk Shakespeare- og teatertidsskrift, l’auteur indique que Solveig, chez Ibsen comme dans sa propre nouvelle, est un personnage qui fait preuve d’une clémence et d’une patience sans bornes. Il associe ces facultés à l’amour d’une mère. Nous avons là un thème majeur intriqué de manière complexe dans une très courte histoire.

Comme nous l’avons suggéré plus haut, Kierkegaard est pour Knausgård une source d’inspiration tout aussi importante qu’Ibsen. Au cours d’un séjour à New York il tomba sur un écrit de Kierkegaard, Les Lys des champs et les Oiseaux du ciel (1849).

“Je trouvais ce texte fantastique et puis j’ai pensé qu’il s’agissait d’être exactement là où l’on est, que la vie peut être incroyablement riche, intense et pleine de sens, ici et maintenant. Globalement, la question n’est pas ce que l’on fait ni où l’on va, mais quelle sorte de réalité nous vivons”, dit l’auteur.

Knausgård imagina un instant qu’il suffirait à Solveig de rester assise, en train de lire Kierkegaard, et que c’est ce qui devait constituer son texte. Son titre, Les Oiseaux du ciel, est une référence explicite à Kierkegaard. Mais il ne put s’affranchir de la question de savoir ce que signifient donner et pardonner. Le récit devint l’histoire de trois femmes.

Après avoir lu Les Lys des champs et les Oiseaux du ciel, la Solveig de Knausgård a l’impression de se tenir “au bord du royaume de Dieu”. Le texte de Kierkegaard est composé de trois sermons, qu’il appelle “pieux discours”. Chaque discours débute par une prière dans laquelle sont soulignés la propre responsabilité de l’humanité et les choix de chaque individu.

Kierkegaard veut montrer “ce qu’est être humain” dans une société moderne dans laquelle prédominent, comme le dit Heidegger, “la multitude d’étants” et le collectif “on” (das Man), ce qui détourne l’individu d’une exigence fondamentale, laquelle, pour Kierkegaard, est précisément “l’exigence d’être humain”, qui implique l’exigence de silence, d’obéissance et de joie. Cette exigence, c’est quelque chose avec laquelle il nous faut apprendre à vivre. Comment pouvons-nous l’apprendre? En observant “les lys des champs et les oiseaux dans l’air”.

Le philosophe commente ici Matthieu 6, 24-34:

“Nul ne peut servir deux maîtres: ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. Voilà pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit! Ne valez-vous pas plus qu’eux? Qui d’entre vous d’ailleurs peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter? Observez les lys des champs, comme ils poussent: ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi! Ne vous inquiétez donc pas en disant: Qu’allons-nous manger? Qu’allons-nous boire? De quoi allons-nous nous vêtir? Ce sont là toutes choses dont les païens sont en quête. Or votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. Cherchez d’abord son Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain: demain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.”

Le texte de Knausgård n’a que des liens indirects avec le Peer Gynt d’Ibsen. Le lien avec les “trois discours divins” de Kierkegaard, et par delà avec l’Évangile, est plus évident. Mais Knausgård se tient à grande distance du sermon ou du prêche. Si Dieu est présent dans sa nouvelle, c’est au travers de Solveig lisant Les Lys des champs et les Oiseaux du ciel et au travers de sa personnalité, incarnation d’amour et de bonté. Dieu peut, semblent dire à la fois Knausgård et Kierkegaard, se révéler dans les relations humaines, ce qui peut nous aider à comprendre que nous faisons partie d’un tout plus vaste, qui est la Nature ou la Création. C’est ainsi que nous pouvons accepter que nos vies soient transitoires et que la mort soit une condition préalable obligée à l’éclosion d’une vie nouvelle pouvant survenir en dehors de toute norme et de toute programmation, comme dans le texte de Knausgård. Tout a trait aux limites de l’humanité mais aussi à son potentiel.

La Solveig postmoderne de Knausgård n’est pas assise dans l’attente de Peer; elle est une mère pour son enfant, une fille dévouée pour sa mère et exerce un métier qui requiert la capacité de prendre soin. Elle accepte la petitesse de l’humanité tout en offrant l’espoir.

© Anders Beyer 2019

Traduit de l’anglais par Catherine Debacq-Groß.

See also Anders Beyer’s Rejoicing to Heaven, Grieving to Death
An interview with Karl Ove Knausgård.

See video teaser of Waiting here (video: Smau media):